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CHARLES BAUDELAIRE
Les Fleurs du Mal
AVEC UNE ÉTUDE
SUR LA VIE ET LES OEUVRES DE BAUDELAIRE
Par CAMILLE VERGNIOL
Illustrations de TONY GEORGE-ROUX
Gravées par CH. CLÉMENT
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
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Les Fleurs du Mal
CHARLES BAUDELAIRE
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Les Fleurs du Mal
AVEC UNE ÉTUDE
SUR LA VIE ET LES ŒUVRES DE BAUDELAIRE
Par CAMILLE VERGNIOL
Illustrations de TONY GEORGE-ROUX
Gravées par CH. CLÉMENT
PARIS
LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
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Uf-^ 689502
51 ia.5-,p
LA VIE ET L'OEUVRE DE BAUDELAIRE
Charles-Pierre Baudelaire est né à Paris le
9 avril 182 1 . Son père avait 62 ans; sa mère, 27.
Il perdit son père en 1 827. L'an d'après, sa mère épousa
le commandant Aupick. Celui-ci, nommé lieutenant-
colonel, puis général en i8]o (il devait être, par la
suite, ambassadeur à Constantinople, à Londres et à
Madrid), alla tenir garnison à Lyon. L'enfant fut mis
au collège de la ville, en qualité d'interne. Interne
également au lycée Louis-le-Grand, lorsque le général,
en bon crédit auprès du duc d'Orléans, eut été rap-
pelé à Paris (1836). Charles souffrit ce que souffrent
les enfants au sang vif, à l'imagination ardente et au
cœur tendre, dont la mère se remarie et qui sont
tenus à l'écart de la famille. Il a écrit plus tard :
« ... Batailles avec les professeurs... Lourde mclan-
LA VIE ET L OEUVRE
colie... Sentiment de solitude, de destinée éternelle-
ment solitaire. Cependant, goût très vif de la vie et du
plaisir... » Élève médiocre, peu laborieux et rebelle
à la discipline, avec des élans brefs et un enthou-
siasme fragile, il montre du goût pour les lettres et
fait des vers. Des camarades (mais il faut se défier de
souvenirs notés après vingt ou trente ans, et lorsque
l'objet en est devenu célèbre) le dépeignent comme
ce un esprit exalté, plein parfois de mysticisme et par-
fois d'une immoralité et d'un cynisme qui dépassaient
toute mesure..., un excentrique, un cerveau à l'en-
vers ». D'autres témoignages prouvent qu'il tint un
des premiers rangs dans sa classe, — de façon à justi-
fier le mot de son beau-père qui le présentait au
proviseur: « Voici un cadeau que je viens vous faire.
Voici un' élève qui vous fera honneur... »; — qu'il
emporta des succès scolaires, et même un second
prix de vers latins au Concours général. Il quitta le
lycée dans le courant de 1839, et peut-être — puis-
qu'il le dit, mais sans détails — en fut-il renvoyé,
pour des causes que l'on devine, à cet âge. Il obtint
à grand'peine le baccalauréat. Tout ceci ne marque
pas une rare originalité.
La suite n'est guère moins banale. Baudelaire fré-
quente, au quartier latin, selon son goût, parmi les
obscurs cénacles littéraires. 11 connaît Leconte de
Lisle, Gérard de Nerval, L. Ménard, etc., et déclare
qu'il veut, lui aussi, « être auteur ». Cette belle réso-
lution achève de le brouiller avec sa famille. Le géné-
ral est un honnête homme et même un brave homme.
Sa femme affirme qu' « il adorait Charles ». C'est
beaucoup dire, sans doute ; mais il ne l'a point du tout
DE BAUDELAIRE III
négligé et rudoyé. 11 prétendait, au contraire, à s'oc-
cuper de lui, à le pousser, à le faire « arriver à une
haute position sociale », digne de sa naissance et de
ses relations. Il fut donc fort déçu et irrité de cette
résistance et il n'avait pas en vain l'habitude de l'auto-
rité militaire. M""* Aupick aime tendrement son fils, —
et l'aimera toujours, — avec un peu de pitié et de
crainte. Mais elle se plie docilement à l'influence de
son mari; elle a l'âme bourgeoise et même fonction-
naire, l'esprit assez court, et indigent en somme. Elle
mène, elle veut pour les siens une vie régulière. Alors,
le conflit ordinaire. Les parents, humiliés, blessés,
courroucés des goûts, des amitiés et des desseins du
jeune homme et tâchant à l'en détourner, — et celui-ci
s'obstinant et se raidissant à mesure, opposant sa
<£ vocation » à tous les conseils de prudence, toutes
les exhortations à la sagesse pratique. Piques et dis-
putes qui s'enveniment. Puis, après une scène plus
violente, et toute conciliation jugée impossible, le
grand moyen. On forme une petite pacotille à Charles,
— mis, d'abord, aux arrêts par son beau-père, — on
l'embarque sur un navire en partance pour les Iles et
l'Inde. Les voyages forment la jeunesse. Il verra du
pays et reviendra à la raison (1841). Baudelaire se
laissa embarquer mais n'alla pas très loin. Il montra
une telle force d'inertie, un si morne ennui, une si
invincible obstination à ne pas faire de commerce, et
même à ne rien faire du tout, hormis de la « littéra-
ture », que le capitaine marchand profita d'une
relâche à Saint-Denis de Bourbon pour le renvoyer à
Bordeaux (mai 1842). Cette aventure ne fut pas tout
à fait inutile. Elle fournit quelques souvenirs, quel-
i.
LA VIE ET L OEUVRE
ques images à Baudelaire, et suscita peut-être, ou
servit, ses goûts d'exotisme. Mais il ne fit qu'entrevoir
le Tropique et ne vit jamais l'Inde, quoi qu'il en ait dit
et affecté de dire plus tard. La nostalgie qu'il marquait
de ces pays merveilleux est purement imaginaire.
Le général et M™' Aupick reconnurent qu'il n'y
avait rien à faire. Charles était majeur, au reste. Il
entra en possession de l'héritage paternel, environ
yf.ooofr. Il se trouvait maître enfin de se livrer à ses
goûts et il se croyait riche. Il habite quai de Béthune,
rue Vaneau, quai d'Anjou, à l'hôtel Pimodan (qui a
repris, aujourd'hui, son nom d'hôtel Lauzun), où le
rencontra Gautier. Il n'eut jamais le désir ni le sens
d'une vie stable, ni de la maison. Il changea quelque
cinquante fois de logement, et, vers la fin, passait
presque toute la journée au café ou dans la rue,
et allait demander asile, pour la nuit, à un ami. Mais,
dans l'instant, il jouit de son luxe. Les brocanteurs
lui ont composé un mobilier disparate, somptueux et
affligeant*, avec force « objets d'art » de rencontre,
camelote et bric-à-brac, à des prix dignes d'un fils de
famille et jeune poète bien rente. Il se compose lui-
même une tête, un costume et une attitude. Il ne peut
pas s'empêcher d'être fort gentil garçon. Le portrait
de Deroy, commenté par le bon Gautier % montre
une taille moyenne, bien prise et robuste, un large
front bien modelé, « une peau ambrée, des yeux de
velours », la bouche fine et ironique, de longs che-
1. Voir la Préface de Gautier aux Fleurs du Mal, et les Souvenirs
de Théodore de Banville.
2. Voir aussi les Lettres ou Souvenirs de Le Vavasscur, E. Prarond,
Hignard, etc.
DE BAUDELAIRE
veux crespelés et d'un noir chatoyant, une barbe
légère et frisée. Dans le vêtement, il poursuit une
élégance laborieuse et indiscrète: l'habit ample et
flottant, le gilet à quinze boutons, la cravate aux
nuances éclatantes et négligemment nouée sous un col
rabattu, des escarpins ouverts comme des mules de
petite maîtresse, un chapeau de soie à bords vastes et
plats, en forme de cône tronqué et haut d'une coudée,
— ce fameux chapeau auquel il demeura fidèle, —
car l'on pense bien que le costume varia plus d'une
fois, et l'habit, par exemple, devint un paletot-sac,
une sorte de blouse, non moins notoire que le cha-
peau. Il soignait particulièrement le linge, blanc,
souple et fin, qui devait être sa suprême coquetterie.
Il se flattait ainsi d'avoir « le déshabillé le plus habillé
et l'habillé le plus déshabillé », et se proposait pour
modèle « Byron, habillé par Brummel ». Aussi bien,
c'est l'époque de son « dandysme », physique et
moral. Il a été pauvre, il a subi une gêne fort voisine
de la misère ; il n'a jamais été bohème. Il avait la
bohème en horreur, — vie, tenue et style, et tout
le débraillé. Le Dandy n'est pas seulement pour lui
l'être supérieur, qui doit « aspirer au sublime », et,
pour cela, « ne rien faire, car être un homme utile
est quelque chose de hideux ». Le Dandy est tout
l'opposé des oc autres hommes de lettres, pour la plu-
part vils piocheurs très ignorants ». Il s'évertue donc
à se distinguer encore des hommes de lettres, par son
attitude et son langage. Des gestes brefs, une parole
lente, une voix grave, qui débite paisiblement des
mots choisis et précieux ; une politesse calculée,
raffinée, quasi cérémonieuse, qui fuit tout éclat et
VI LA VIE ET L OEUVRE
tout excès. Tout cela est un peu ridicule et bien
puéril, mais pas beaucoup plus que les moeurs du
temps, où les artistes et les écrivains avaient grand
soin de se séparer du commun, par n'importe quel
moyen. Tout cela, au reste, n'empêchait pas Baude-
laire d'avoir vingt-cinq ans. Il ne peut se contraindre
assez, ou assez longtemps, pour refouler toujours le
naturel. Il mène la vie qui lui plaît. II est jeune, il a de
l'entrain, il est gai. Il aime les longues promenades
en joyeuse compagnie; il aime les controverses esthé-
tiques, où il écoute plus qu'il ne parle ; il aime les
bons repas à la Tour d'Argent, ou sous les tonnelles
des guinguettes de banlieue. Il fait des vers, sans
autre dessein et autre joie que d'en faire, car il ne
les publie pas, et, toujours modeste, ou discret, ou
mystérieux, il ne les lit, « d'une voix monotone et
impérieuse », que si on l'en prie avec instances.
Mais on sait qu'il a une vingtaine de pièces, qu'il
retouche et polit sans cesse. Il est heureux (1842-45-).
Ce bonheur ne dura guère. En deux ans, Baudelaire
avait dissipé plus de la moitié de son patrimoine. Il fût
mort de faim plutôt que de demander aide à sa fa-
mille. Mais le général Aupick, qui triomphait d'avoir
trop prévu ce qui arrivait, lui infligea un conseil judi-
ciaire (le brave, l'excellent homme quefutM'Ancelle).
Le poète vécut dès lors du maigre revenu d'une tren-
taine de mille francs, toujours écorné ou dépensé par
avance, auquel s'ajoutent le produit plus maigre en-
core de sa plume*, et, sur la fin, les sommes assez
I. Vers 186), faisant le calcul de ce que lui avaient rapporté ses
œuvres, — vers et prose, — il n'arrivait pas à 15.000 fr. Il n'a
jamais sollicité d'emploi, ni de sinécures. Mais on le voit demander
DE BAUDELAIRE VII
fortes que lui fit tenir, assez souvent, sa mère. C'est
la gêne, et ce sera bientôt le dénûment, que n'allège,
ni ne dissimule, la fierté qui les porte. Baudelaire se
débat parmi les emprunts, billets, protêts, rongé par
les usuriers. Sa correspondance est toute pleine de
ces luttes. Mais comme ses besoins sont modiques, —
et qu'en dépit de son dandysme et de ses artifices
il a gardé un fonds d'ordre et de décence bourgeoise,
— il s'accommode de cette indigence. En vingt ans, il
ne dépasse pas dix mille francs de dettes, avec le
constant souci et le très sincère désir de les payer,
sans tarder. Il a d'autres misères et d'autres tares. Il
s'est acoquiné avec Jeanne Duval, — la Vénus noire,
— dénuée de tout charme et agrément apparents,
sotte, fausse et méchante. Elle le trompe à la journée,
elle lui tire tout l'argent qu'elle peut; il la méprise et
la rudoie, mais il lui revient toujours, soit qu'il la
prenne avec lui, soit qu'il paye ses mois d'hôpital. Sa
santé s'altère. A vingt-sept ans, les tempes se dénudent
et s'argentent; — et, quant au moral, il essaie — ou
fait semblant — de se suicider. Pourtant, il travaille.
Il a le goût de l'art, formé dans les ateliers de l'hôtel
Pimodan, des connaissances techniques, un joli talent
d'amateur, fantasque et macabre. Il publie un Salon
en 1845', ce qui lui vaut d'entrer au Corsaire, où il
donne des chroniques et des fantaisies, justement
dignes d'oubli. Entre temps, il ajoute quelques pièces
ou quelques vers à son volume, qui s'appelle, à ce
moment, les Limbes. Il semble donc en bonne voie.
de petites avances à la Société des Gens de Lettres : 100 fr., — 80,
— deux louis, — et avec force excuses et promesses. Quelle
pitié 1 •
VIII LAVIEETL OEUVRE
Mais non. La Révolution de 1848 le jette dans la poli-
tique, et, du premier coup, il va à l'extrême, naturel-
lement. Lui qui, l'année précédente, flétrissait le parti
républicain comme « l'ennemi acharné des Beaux-
Arts et des Belles-Lettres », il traverse une crise
aiguë de démocratie, à forme socialo-humanitaire. Il
se lie avec Proudhon, fraye avec les innombrables
tribuns de réunions publiques. Aux journées de Fé-
vrier, des amis le voient mêlé à la foule qui pille les
boutiques d'armuriers, brandissant un fusil à deux
coups, « pour tuer le général Aupick ». D'autres le
rencontrent au Palais-Royal, où il gesticule, tonne,
prêche la banqueroute et réclame a la mort des
tyrans ». Ce dernier propos est possible, le premier
certain. L'accès dure assez longtemps pour le lancer
dans les velléités électorales et les campagnes de
presse. En 185'!, il rédige un journal de Châteauroux,
et voici le début de son premier article: « Lorsque
Marat, cet homme doux, et Robespierre, cet homme
propre, demandaient, celui-là, 300.000 têtes, celui-ci,
la permanence de la guillotine, ils obéissaient à l'iné-
luctable logique de leur système... » Les abonnés
blêmissent, braves gens qui ne savaient pas ce que
c'est que mystifier le lecteur. Baudelaire fut congédié
sur l'heure, ravi de cette bonne plaisanterie, et guéri,
non seulement de la politique, mais de la démocratie.
Il sauta à l'autre bord, et ne cessa plus de proclamer
son horreur et sa haine de la République, de la libre
pensée, de l'humanitarisme, « toute cette sottise et
cette canaille ». Au surplus, « il se f... du genre hu-
main ». Il finit par se reconnaître et déclarer catho-
lique et grand admirateur des Jésuites. Il fut catholi-
DE BAUDELAIRE IX
que de la même façon qu'il avait été démocrate.
Mais, à la différence de la République, la religion —
et non pas du tout la foi — devait lui fournir des
souvenirs et des sensations, que l'on retrouve — sans
plus — dans son œuvre.
De cette crise, il tomba dans une autre. — « En
1846-47, dit-il, j'eus connaissance de quelques frag-
ments d'Edgar Poe. J'éprouvai une commotion singu-
lière. Je trouvai — croyez-moi, si vous voulez —
des poèmes et des nouvelles dont j'avais eu la pensée,
mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait
su combiner et mener à la perfection... » Il en conçut
une admiration frénétique. Il se voua tout entier à la
gloire de Poe, impatient de le révéler au public,
comme un bonheur et un bienfait. Il en devient exact
et ponctuel. Il travaille assidûment. C'est la seule
période où il ait travaillé, le seul sujet qui l'ait fait
travailler, et jusqu'à la fin. Traduction excellente,
tant les deux hommes — Poe, avec une imagination
bien autrement riche et puissante — sont en parfaite
communion de goûts et de sensations. Il savait l'anglais
dès l'enfance. Pour se rendre mieux maître du texte,
pour s'assimiler le savoureux dialecte populaire, il
allait l'apprendre dans les tavernes anglaises, buvant
le gin et le whisky avec les grooms et les lads. Il est
payé de sa ferveur, car cette traduction l'a mis en
vue. 11 place, de divers côtés, des articles de critique
et des Petits Poèmes en Prose. En i8f6, la Revue des
Deux-Mondes publie dix-huit poésies. Oh ! choisies
parmi les moins pernicieuses, avec toute sorte de
réserves et d'atténuations qui frisent le désaveu! Mais
cet acte de hardiesse — car ce n'est rien de moins
LA VIE ET L OEUVRE